Publié le 1 mars 2015 | par Comité STAT

Réflexions sur la grève inversée

par Ousmane Thiam et Ariane Bouchard, infirmières

La grève par définition, c’est arrêter le travail. C’est prendre une vraie pause du quotidien afin de réfléchir au travail lui-même. Or, la grève inversée, celle que plusieurs syndicats locaux mettent de l’avant, est une grève productive, une grève pendant laquelle le travail se poursuit. (voir le texte La grève a vu son ombre) On est loin des grèves anciennes qu’a connues le mouvement ouvrier du siècle dernier et ce n’est pas étonnant d’arriver à une telle conception lorsqu’on sait à quel point la grève est difficile à imaginer en santé. Il suffit d’en parler à nos collègues pour se rendre compte de l’impossibilité de penser à faire la grève aujourd’hui. Les séquelles de 99 sont ancrées dans nos mémoires. Sans même connaître le déroulement de cette grève, les nouvelles générations d’employés apprennent rapidement que les conséquences en ont été terribles. Ce que la grève inversée nous démontre également, c’est qu’il est tellement impensable d’abandonner les patients que notre lutte se passera enchaînés à eux. Nous nous sentons ainsi soudés au travail même dans sa contestation.

Je ferme les yeux un instant et m’imagine être un gréviste moderne, un gréviste au travail.

C’est le matin, je commence mon quart de travail. L’unité est remplie. Comme d’habitude, je dois m’occuper des patients. C’est ce que j’ai toujours voulu faire. La semaine dernière, l’employeur a annoncé qu’un poste serait coupé et que les vacances de deux filles ne seront pas remplacées. Alors on a déclenché la grève inversée. Ce qui a obligé l’employeur à cause des services essentiels à couvrir deux des postes. Ça ne concerne que les préposés sur le shift de jour. Les infirmières aussi sont short, mais leur syndicat ne souhaite pas la grève. C’est spécial d’être les seuls en grève parmi une majorité de collègues qui ne le sont pas. Même si on vit les mêmes conditions une grève commune est presque impensable, à un niveau syndical je veux dire. On est tous séparés ici. Sur les autres unités, pas de grève non plus pour le moment. Et dans les autres centres? J’en ai aucune idée. Sérieux, j’ai du mal à voir comment cette grève pourrait s’étendre tellement les raisons de la déclencher sont précises: plus de 10% de coupures de postes ou de non remplacement sur le même département, et ce, seulement pour les membres des syndicats qui l’ont votée. Je me demande aussi ce que je peux faire dans cette grève, à part travailler.

Même si la grève nous rend fébriles, notre attention doit toujours être sur les patients. En plus, je sais que plusieurs d’entre nous sont au bout du rouleau à cause de ce même travail que l’on continue en temps de grève. Et ça, c’est sans compter la famille, la garderie, les repas… Ce n’est pas de la paresse. C’est un état d’épuisement généralisé qui me fait mal au cœur. Je ne veux même pas y penser. Il va vraiment falloir prendre soin de notre monde. Sauf que ça ne sera pas facile quand viendra le temps de trouver du monde en surplus. Et j’ai l’impression qu’avec les heures coupées et le temps supplémentaire devenu rare, les gens qui vont se précipiter pour prendre les TS ne le feront pas pour participer à la grève, mais surtout pour des motifs économiques.

Mais c’est vrai que cette grève donne aussi de l’espoir. C’est beau de nous voir être satisfaits de notre travail. Je m’attendais à pire. Malgré le dévouement de tout le monde, nous restons quand même sur nos gardes. On se demande tous combien de temps ça va durer. On aimerait tellement que ça reste ainsi. Mais pour ça, on le sait tous qu’il faudra impliquer les autres métiers. En même temps, les infirmières je me dis que même si elles ne font pas la grève elles sont quand même en position de force pour négocier, plus que nous. Comme d’habitude.   

Hier, en discutant avec les collègues en pause, on se demandait ce qu’on pourrait faire pour activer un peu plus les affaires. On est là ensemble au travail, comme d’habitude, mais pas tout à fait comme d’habitude. Même si on travaille, on est en train de contester les coupures de postes et la surcharge de travail. Sauf qu’on aimerait le faire autrement. On aimerait le dire pour vrai, plus fort. Comme ils le faisaient dans le temps. Il me semble qu’il n’y a pas si longtemps, les travailleurs prenaient la rue pour dénoncer leurs mauvaises conditions. Ils faisaient des piquetages, participaient à des manifestations et organisaient même des actions dans les syndicats. C’est ainsi qu’ils bâtissaient un rapport de force contre l’employeur. Avec cette histoire de grève inversée, on est loin de tout ça.

On aimerait bien presser les gestionnaires de changer l’organisation du travail. Mais, on se rend vite compte que faire la grève en travaillant ne nous laissera pas beaucoup de temps pour aller aux assemblées générales, penser à des plans et discuter avec nos collègues. Non, toute cette grève se passe ici, sur l’unité, pendant qu’on répond aux cloches, pendant qu’on continue la routine. Alors que faire?  Tant qu’à être en grève et être collés à cette unité, pourquoi ne pas l’occuper, la faire nôtre pour de bon? Pourquoi ne pas bloquer l’accès aux boss qu’on ne veut pas voir? Il me semble que c’est là qu’on est rendus, non? On pourrait enfin se parler concrètement de notre travail, de ce qui accroche et finalement de ce qui nous semblerait être une meilleure façon de s’occuper de nos collègues et aussi des patients. Tant qu’à être tous là c’est sûr qu’on peut trouver un moment pour prendre les décisions ensemble.

Dans les journaux et à la télévision, les syndicats répètent que la grève inversée n’est pas une grève pour les conditions de travail, mais bien pour la population. Je dois le dire, ça m’enrage. Le discours culpabilisant comme quoi dès que nous réclamons quoi que ce soit nous prenons la population en otage ne nous nous lâche jamais. Notre soumission au bien-être des patients est à ce point consommée que le jour où on décide d’aller de l’avant avec un moyen ultime, ça ne serait que pour eux! Si nous on prend la population en otage, je me demande bien si l’opinion publique n’a pas pris nos syndicats en otage. Alors que des centaines de postes sont abolis et des heures coupées, qu’on collectionne les burn out, qu’on nous annonce constamment que notre travail va être réorganisé, que les nouveaux employés quittent à tour de bras, alors qu’on se dit tous qu’un décret va nous tomber dessus, mais pourquoi est-ce qu’on devrait s’empêcher de hurler? Notre état, physique et mental, et la qualité des services sont intrinsèquement liés. Mon travail n’est ni plus ni moins qu’un corps à corps avec les malades. Intimement, à chaque quart, je souhaite pour les patients et patientes de meilleurs services. Mais pourquoi je dois taire la moitié de l’équation? Qu’on n’en peut plus et qu’on se bat pour nous aussi? Est-ce que c’est sale et égoïste de dire que nous ne sommes plus capables de continuer de même? Et puis, je pense pas juste à mon unité, je pense à toutes les autres, aux cuisines, au laboratoire…

Gréver en travaillant au bout de plusieurs jours pèse sur mon moral. À cause de la suite. Je me vois être au travail, tout seul avec ma gang de préposés, à me demander comment ça se termine une grève inversée. À court terme bien sûr je sais comme tout le monde que ce qui nous pend au bout du nez est le décret ou une loi spéciale. Je ne suis pas naïf sur la durée d’une grève légale. Faut voir comment ils nous nous ont rentré la loi 10 dans la gorge. Je n’en suis que plus obsédé par l’avenir de mes conditions de travail, je me demande comment on peut forcer le gouvernement à ajouter des effectifs tout le temps, si on va oser passer à une autre étape, si on a les forces d’aller jusqu’au bout.     

Quelques traces historiques de la grève inversée

Été 1952 – Australie

Dans les hangars de la compagnie aérienne Qantas Empire Airways, on pratique le refus d’être mis à la porte pour protester contre une politique de réduction du personnel de 5%. L’employé licencié se présente au travail pour occuper son poste habituel.

Février 1956 – Italie

Répondant à l’appel de Danilo Dorci qui luttait contre la pauvreté en Italie, 200 chômeurs participent à une grève inversée. Ils se présentent au matin avec des outils sur une route locale détruite par les inondations avec l’intention de la reconstruire. L’action est empêchée par la police.

1975 -Italie

Les chômeurs par milliers s’organisent dans les quartiers. Quelques 200 d’entre eux pendant une semaine vont travailler bénévolement aux côtés des employés du nouvel hôpital de Naples pour dénoncer le manque d’effectif.

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