Publié le 13 avril 2015 | par Comité STAT
C’est quoi un bon gestionnaire?
par Geneviève McCready, infirmière et étudiante en santé publique
- “Hier, la cheffe m’a convoqué dans son bureau pour parler du fait que je fais pas assez de bains de patients dans la matinée.”
- “Ouain, elle, elle sait pas vraiment comment ça se passe sur le plancher…”
- “Peut-être que je devrais aller travailler au 7e D à la place, là-bas au moins la cheffe, elle a l’air correcte.”
Existe-t-il des “bons” et des “mauvais” gestionnaires? C’est la question que je me pose depuis longtemps. Pour moi, il est clair qu’on ne peut s’attendre à ce qu’un gestionnaire qui gère du personnel agisse de la “bonne” manière envers les travailleurs. Pour le comprendre, il faut examiner la structure dans laquelle ils occupent leur rôle de gestionnaire de personnel. Dans le contexte actuel de coupures et de réorganisations, en quoi consiste leur rapport aux travailleuses?
L’impossible loyauté envers les travailleuses
Il est toujours bon de se rappeler que le gestionnaire n’est pas élu démocratiquement, mais choisi et mis en place par l’administration de l’établissement. Sa place sur la chaise de gestionnaire est conditionnée par des facteurs venant de ses supérieurs et non par des impératifs de responsabilité et d’imputabilité envers son équipe de travail et les patients. Il se retrouve constamment dans un double jeu: celui qu’il présente à ses supérieurs et celui qu’il joue auprès des travailleuses.
“Pendant un quart, l’une des coordonnatrices est venue me voir pour me dire qu’elle n’était pas du tout d’accord avec la coupure de poste qu’il venait d’avoir sur l’unité. Ensuite elle m’a demandé de ne pas le répéter parce que c’était dangereux pour elle. Par le passé elle m’avait déjà affirmé qu’elle dénoncerait n’importe quel employé qu’elle entendrait contester, parce que c’était son travail.”
On peut se demander: à quoi bon présenter son opinion aux travailleuses si la coordonnatrice ne va pas agir en conséquence de cette opinion? La coordonnatrice s’estime-t-elle légitime de sacrifier les travailleuses pour sauver son travail? Espère-t-elle trouver clémence auprès de ces dernières en leur révélant son opinion?
Le gestionnaire dit souvent qu’il est pris entre l’arbre et l’écorce. Or, il ne peut pas ménager sans cesse la chèvre et le chou. Tôt ou tard, il devra nécessairement sacrifier l’une ou l’autre. S’il choisit de sacrifier les travailleuses, il gagnera le maintien de son poste de gestionnaire. Il a tout avantage au niveau personnel à faire ce choix. Sinon, il se retrouvera devant rien. Comment les travailleuses peuvent-elles avoir confiance en quelqu’un qui, lorsqu’il doit choisir entre les directives qui viennent d’en haut et faire la chose correcte selon son équipe, optera pour la première option afin de sauver sa propre situation?
“Il est arrivé quelques fois que ma cheffe d’unité laisse entendre que les dénonciations qu’on faisait des conditions ”l’aidait”. Que grâce à ces dénonciations il y avait moins de chance que la direction décide de couper encore sur notre unité. Sauf que bien sûr elle ne nous aidait pas à dénoncer les conditions. Elle appliquait les coupures et quand on se retrouvait face à direction elle prenait leur bord. Une fois on était allés quelques collègues affronter la direction à un conseil d’administration à propos des compressions. La cheffe d’unité n’est pas venue, même si elle savait qu’on y serait. Et après, dans le privé, elle nous a dit qu’elle était fière nous.”
Le gestionnaire qui refuse de participer à la mise en oeuvre des directives venant de ses supérieurs perdra son poste, donc n’existe pas en tant que gestionnaire.
“Ma collègue me disait qu’un bon gestionnaire en est un qui n’arrive pas à l’être.”
Une négation des positions de pouvoir
Ce qui renforce le caractère inacceptable de la hiérarchie, c’est quand le gestionnaire ne reconnaît pas sa position de pouvoir envers les travailleuses et s’obstine à dire qu’il les représente. Comment peut-il les représenter alors qu’elles ne l’ont même pas choisi?
Les gestionnaires rapportent qu’ils “collaborent” avec les travailleuses. Cependant, la collaboration exige une égalité de pouvoir entre les parties, ce qui n’est jamais le cas avec un gestionnaire qui peut à tout moment décréter des ordres que les autres ont l’obligation de respecter. Même en admettant que cette chose ne se produise jamais, la possibilité suffit à maintenir un certain ordre social, ordre qui convient au gestionnaire et à ses supérieurs.
L’obligation de participer aux coupures et réorganisations
Les gestionnaires rapportent qu’ils “collaborent” avec les travailleuses. Cependant, la collaboration exige une égalité de pouvoir entre les parties, ce qui n’est jamais le cas avec un gestionnaire qui peut à tout moment décréter des ordres que les autres ont l’obligation de respecter.
Le contexte de gestion des soins actuel fait en sorte que le gestionnaire a l’obligation de participer aux coupures budgétaires, à la “saine gestion publique” permettant de faire des économies. Dans les cas où la volonté de l’équipe s’oppose à celle du gestionnaire, le débat est déclaré comme un non lieu. La discussion est stérile, c’est une mort dans l’oeuf. Cela a pour effet de donner l’illusion au gestionnaire que tout va bien. Comment le gestionnaire peut-il savoir ce que pensent réellement les travailleuses lorsque la structure les empêche de s’exprimer librement?
“La politique des boss allait être appliquée quoi qu’il arrive, ce qui renforçait l’idée comme quoi les dés étaient pipés (…). (Plusieurs de mes collègues) ressentaient au final l’inutilité de leur prise de parole car selon elles, il était impossible d’y changer quoi que ce soit.” (extrait du texte Rapport de farce: la mise en scène des réunions cliniques, Justine Blanco-Lalonde)
Le contrôle des troupes
La compétence du gestionnaire sera évaluée en fonction de sa capacité à convaincre les travailleuses du bien-fondé des directives mises en place, puis à contrôler les résistances, oppositions et colères qui pourraient être exprimées. Afin de préserver sa place de gestionnaire, il devra prouver à la direction qu’il est capable de contrôler les troupes. Plusieurs stratégies seront mises en place pour y parvenir: diviser l’équipe, demander aux travailleuses de stooler les comportements non conformes de leurs collègues, prévenir la solidarisation des travailleurs et leur opposition en bloc, manipuler les faits, manipuler les travailleuses, etc.
“ À la dernière réunion, j’avais dénoncé ce qui s’était passé derrière les portes closes. Quelques jours après, une travailleuse est venue m’informer qu’ils allaient appeler à l’OIIQ pour “me faire retirer mon permis”. Je savais que c’est une rumeur qu’ils avaient fait courir à mon propos pour me discréditer, parce qu’il n’y avait rien dans ce que j’avais fait qui pouvait constituer l’objet d’une plainte fondée en déontologie. Sauf que le mal était fait: plusieurs me regardaient maintenant avec méfiance. ”
Le gestionnaire ne se questionne pas à savoir si ces comportements sont acceptables, ils sont tout simplement appliqués. De toute manière, c’est seulement ainsi qu’il peut arriver à connaître ce qui se passe sur le plancher et exercer un contrôle.
La dépossession du pouvoir des travailleuses
La gestion du travail des autres amène la dépossession des travailleuses de leur pouvoir sur leur travail. Le gestionnaire a le temps et la légitimité totale de penser à leur travail, alors que les travailleuses subissent l’optimisation de chaque minute de leur temps. Lorsqu’elles expriment leurs réflexions, on crie à l’audace et à l’ingérence, reléguant leur rôle à celui d’exécutantes. La travailleuse serait en mesure, avec ses collègues de réfléchir à leurs pratiques et à s’organiser. Mais on ne leur en laisse pas l’opportunité.
“Je lui ai dit qu’il devait agir tout de suite pour prévenir des gens soient contaminés. Il m’a exigé de ne pas agir, de retourner à mon travail. Il est revenu me voir trois heures plus tard pour me dire qu’un commis lui avait donné les consignes d’agir, qui étaient les mêmes que les miennes. Après, il a dit au comité que c’était lui qui avait pris les mesures de sécurité.”
Le gestionnaire qui agit comme l’unique voix des travailleuses auprès des instances supérieures dépossède ces dernières de leur voix. Il parle à leur place, ce qui est contraire aux principes d’empowerment. On ne veut pas d’un leader, mais plutôt que chaque travailleuse ait l’opportunité de se réaliser dans son travail.
Une structure nuisible
La gestion par autrui n’est pas seulement nuisible pour les travailleuses, elle l’est aussi pour le gestionnaire. Celui-ci se retrouve contraint à écouter les doléances des travailleuses – si seulement elles osent les exprimer – sans pour autant avoir possibilité d’agir pour changer les choses. Lorsqu’il s’exprime en faveur des revendications des travailleuses, les changements seront de toute manière imposés par le supérieur du gestionnaire.
“À mon hôpital, j’ai vu des gestionnaires quitter leurs postes pour revenir sur le plancher. Ils ne voulaient plus appliquer les réorganisations. Et sans blagues, plusieurs jeunes essaient la gestion surtout dans le public et en santé, et ils ne font pas long feu.”
À la fin, le “bon” gestionnaire dont les travailleuses parlent, c’est quelqu’un qui les écoute et qui travaillera avec elles à exercer de la pression sur la direction de l’établissement de santé pour améliorer leur contexte de travail. Le gestionnaire qui prend des décisions seulement selon ces critères n’existe pas parce que la structure dans laquelle il travaille ne lui permet pas d’agir ainsi. Tous les gestionnaires qui tenteront de réaliser cet objectif souffriront à cet exercice, et s’ils y parviennent, ils perdront leur emploi.
L’autre “bon” gestionnaire, c’est celui qui sourit, qui vient faire son tour sur le plancher pour demander “comment ça va?”. Par contre, il devra quand même utiliser les techniques de gestion afin de parvenir à remplir son mandat de gérer les troupes. Parce qu’il est sympathique, ce sera simplement plus facile de lui pardonner ses actes. Le prix à payer demeure.
L’idée du “bon” gestionnaire est un mythe fabriqué pour apaiser la conscience des personnes qui se trouvent dans cette position et qui refusent de questionner la structure qui participe aux inégalités de pouvoir. La gestion par autrui brime le droit à l’auto-détermination des travailleuses. Elle représente un court-circuit à la démocratie; plutôt que de créer l’opportunité pour que travailleuses prennent le temps de s’organiser à leur manière, on a mis en place une personne en autorité sur elles, qui aura la légitimité et le pouvoir de parole et de décision.
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