Publié le 15 février 2015 | par Comité STAT

Rapport de farce: la mise en scène des réunions cliniques

collaboration de Justine Blanco-Lalonde, infirmière clinicienne

J’ai quitté mon emploi au CLSC il y a quelques mois et le département des urgences trois ans plus tôt, plus capable d’en supporter la routine. Nous vivons à une époque où la gestion des soins de santé se concentre sur la production de services en maximisant les économies. L’infirmière est assujettie à cette logique marchande, mettant constamment au défi ses capacités d’adaptation au rythme effréné des restructurations successives. Celles-ci riment avec productivité, performance, rapidité, statistiques, résultats et rationalisation des coûts : au diable l’incalculable aspect du prendre soin et les impacts qui en découlent sur les relations de travail entre collègues! L’objectif de l’employeur, c’est ni plus ni moins que de trouver une façon de pallier les restrictions budgétaires, sous-tendant que l’expertise des infirmières est secondaire à la gestion du portefeuille. Pour diffuser les informations provenant des gestionnaires, ceux-là mêmes que je ne voyais jamais sur nos planchers, mes supérieurs me convoquaient à des réunions cliniques sans présence syndicale. C’est là que nous prenions connaissance des nouvelles réorganisations à mettre en place. Dans ces réunions, tout était déjà décidé d’avance par les gestionnaires, eux qui pour la plupart ne connaissent pas la réalité du processus de soins donnés aux patients et encore moins les répercussions que leurs décisions ont sur la santé au travail de leurs subordonnés. Les réunions cliniques ne servaient ainsi qu’à faire passer la pilule des réorganisations. Face au climat de méfiance vis-à-vis du syndicat quant à sa capacité à défendre les intérêts collectifs généraux, la réunion clinique était devenue le seul espace dont disposaient les infirmières pour s’exprimer sur l’organisation du travail et sur ses conséquences psychologiques. Mon expérience n’a rien de très spéciale. Elle reflète le quotidien de milliers de personnes.

La structure protège les intérêts des patrons

Lorsque je travaillais à temps partiel sur un poste aux services courants d’un CLSC de la métropole, j’ai appris l’existence des réunions cliniques par l’entremise de ma boîte courriel.  Organisées par l’assistante, un après-midi par mois leur était dédié et les infirmières devaient impérativement y assister, à moins qu’un remplacement sur le plancher soit impossible. Une infirmière – souvent d’agence – devait tout de même garder le fort en répondant aux urgences, aux sans rendez-vous et aux rendez-vous des patients. J’ai dû attendre un an avant que mon horaire soit adapté pour que je sois présente aux réunions.

Les ordres du jour étaient la plupart du temps envoyés la veille ou le jour même. Ils donnaient peu de détails sur les enjeux des sujets à aborder, empêchant l’organisation d’une prise de position sérieuse entre collègues. Lorsque des situations imprévisibles provoquaient des tensions au travail, les infirmières les évoquaient au début de la réunion en les rajoutant à l’ordre du jour. Je n’ai jamais été témoin d’une prise de parole collective organisée en avance pour formuler des revendications allant au-delà du ponctuel.

Les procès-verbaux, pris en note par une des infirmières présentes, étaient ensuite envoyés à un agent administratif – non présent à la réunion – qui les corrigeait, puis nous recevions une copie des semaines plus tard, parfois en bloc des mois après ! Leur adoption n’était pas votée au cours des réunions ultérieures. Ils n’étaient pas non plus matière à débat. On ne pouvait pas y apporter des modifications ou y ajouter des éléments sensibles qui avaient été sujets à de vives discussions. On ne savait pas à quelle étape de la chaîne administrative ils se rendaient ni par qui ils étaient approuvés, si c’était le cas. Lorsque j’avais connaissance qu’un point à l’ordre du jour était susceptible d’échauffer les esprits, je m’assurais de consulter les notes du procès-verbal : je me suis rapidement rendue compte que peu de détails de ces discussions y étaient rapportés. Quand le ton monte, quand on se coupe la parole et que plusieurs parlent en même temps, ça devient difficile de rapporter convenablement les échanges. Les procès-verbaux étant épurés des tensions, c’est par des discussions avec mes collègues que j’apprenais ce qu’il s’était réellement dit. On ne pouvait pas se fier aux documents pour être mis au courant de l’existence des tensions au sein de l’équipe et encore moins de la stratégie des gestionnaires pour les contenir.

L’assistante animait la réunion, prenait les tours de paroles, et décidait unilatéralement de la poursuite de l’agenda. La plupart du temps, cette initiative était prise quand une décision venue d’en haut suscitait de fortes réactions. Dans ces cas-là, les protestations des infirmières importaient peu. La politique des boss allait être appliquée quoi qu’il arrive, ce qui renforçait l’idée comme quoi les dés étaient pipés. Ce genre de dynamiques était monnaie courante et faisait monter le sentiment de méfiance des infirmières envers les gestionnaires. Plusieurs de mes collègues décrivaient les réunions comme étant un espace hypocrite de consultation. Elles ressentaient au final l’inutilité de leur prise de parole car selon elles, il était impossible d’y changer quoi que ce soit.

Lorsque je réfléchis aux possibilités d’organiser une opposition au sein de mon ancienne équipe de travail, un événement bien précis me vient en tête. Les infirmières et les médecins d’un CLSC s’étaient concertés pour boycotter la nouvelle feuille de triage imposée par la direction des soins infirmiers parce qu’elle ne répondait pas à la réalité du triage sur le plancher. Trois CLSC étaient concernés par la réforme. Tout aussi mécontents, les infirmières et les médecins des autres sites touchés n’ont pas eu la même créativité que leurs collègues. Passant outre la prémisse d’une contestation et malgré leur propre ressentiment à l’égard de la  nouvelle mesure, ils ont eu recours à la dite feuille dès son arrivée sur le plancher. Faire marche arrière devenait alors impossible. Pas particulièrement impressionnées par le boycott des plus téméraires, nos supérieures immédiates n’étaient pas sans savoir que tôt ou tard les infirmières n’auraient pas le choix de plier. Les boss misaient sur le nouveau processus d’informatisation de la documentation, qui allait imposer de soi la nouvelle feuille. Déjà très mince, le poids du boycott s’est d’autant plus amoindri lorsque les gestionnaires ont vu que les deux autres sites l’avaient implantée. De plus, l’absence d’initiative pour intensifier la contestation vers des paliers plus importants de gestion a mis un terme à l’action des boycotteurs. Une coordination à l’échelle des trois CLSC aurait pu permettre une contestation plus efficace de la mesure en plus de renforcer de véritables liens de solidarité entre collègues autour d’une situation qui ne plaisait pourtant à personne.

Parfois, des situations irritantes ponctuelles survenaient entre les réunions, comme par exemple l’augmentation de la charge de travail en raison d’une augmentation inattendue de l’achalandage. Cela menait rapidement au temps supplémentaire et à l’épuisement. Il arrivait que la gestion de ces cas puisse se faire par courriel. Face à la souffrance d’une collègue qui s’exprimait à toute l’équipe, y compris les supérieures, l’appui virtuel des collègues ne se faisait pas attendre. C’est dans ce genre de situation que je pouvais voir l’inventivité de tous et de toutes pour venir en aide à une collègue à se sortir de la crise. Alors que la chaîne de courriel permettait une liberté de parole symptomatique, les boss tentaient systématiquement de ramener la discussion dans le privé, en isolant l’infirmière concernée par la justification que les courriels étaient inadaptés pour ce type de procédure : le cas devait se régler dans le cadre d’une réunion privée avec les boss ou durant une réunion clinique où ces derniers contrôlent toute la situation. En définitive, tout rapport de force, ce «langage d’une autre époque » selon le ministre Coîteux est diminué jusqu’à le rendre inexistant.

Et le syndicat dans tout ça, me dites-vous ? On pouvait être porté à croire que la prochaine étape devait être de contacter le syndicat afin d’augmenter la pression. Le problème, c’est que notre syndicat était à l’opposé même de ce qu’on appellerait combatif. Il n’osait jamais défendre des revendications qui n’étaient pas inscrites dans les paragraphes de la convention collective. La lecture ultra-rigide et bureaucratique de la convention réduisait tout esprit d’initiative, toute créativité en mesure de formuler des demandes allant au-delà du cadre préétabli. Par son absence de vision et son manque d’engagement envers les travailleuses, mon syndicat acceptait et collaborait de facto avec la réalité de mon quotidien. Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle entre les réunions cliniques et les assemblées générales de la FIQ sauf pour un aspect : les assemblées étaient désertées. Mes expériences en la matière ont été affligeantes. Les ordres du jour étaient vagues. Pas moyen de lire les procès-verbaux, les propositions venant du congrès étaient priorisées et les demandes des infirmières sur le plancher peu ou pas prises en compte. Lors de ma dernière assemblée syndicale, j’avais une heure top chrono (mon heure de dîner) pour voter sur 90 propositions sur les négos. Aucune information à l’ordre du jour ne nous préparait au sprint. Il ne nous a pas été non plus permis de consulter les propositions avant l’assemblée. Nous étions 3 infirmières à l’assemblée en face de 6 personnes travaillant pour le syndicat mandatées pour répondre à nos questions. Cela donne une idée claire, vous ne trouvez pas ?

Je dresse ici un portrait peu reluisant de mon expérience dans le milieu de la santé mais cela ne signifie pas que je n’y ai pas fait des rencontres exceptionnelles. Le potentiel de solidarité entre les infirmières est à portée de main. Souvent, nous sommes témoins de l’entraide qui existe sur le plancher. Mais le poids écrasant du système de santé et de la politique de gestion des patrons nous empêche de nous donner les moyens de mettre en œuvre les solutions que nous aurions trouvées nous-mêmes. Et c’est sans compter sur l’abandon du syndicat qui bien souvent nous laisse à notre sort. Cette solitude qu’on ressent est caractéristique du milieu. Même l’expertise des infirmières, tout ce qu’il nous reste, était peu reconnue auprès des gestionnaires. Il n’était pas étonnant que celles-ci ne nous défendent que très rarement auprès de plus hauts placés. Elles pouvaient sembler véritablement empathiques face à notre désarroi mais elles juraient que leurs mains étaient liées par la direction. Conditionnées à faire face aux souffrances de nos patients en sublimant la nôtre quotidiennement, il est difficile de ne pas devenir cyniques quant à la possibilité de voir changer les choses pour le mieux. En questionnant ou en s’opposant aux directives des boss de façon individuelle, certaines d’entre nous faisaient face à un revers insidieux : refus de congés spéciaux, refus d’une promotion à un meilleur poste, pression psychologique, ceci constitue quelques-unes des tactiques d’écrasement et d’isolement de l’infirmière. Elle doit quant à elle nécessairement se replier sur elle-même, faute d’alliés véritables avec qui s’organiser concrètement pour exercer une pression à même de transformer nos milieux de travail et la vie politique en leurs seins.

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