Publié le 19 janvier 2015 | par Comité STAT
Des nouvelles du plancher
Par Ousmane Thiam, infirmier
Depuis qu’ils ont coupé tes heures à l’hôpital, le travail est de plus en plus difficile. Plusieurs de nos collègues songent à quitter le département, mais tu sais comme moi que c’est pas mieux ailleurs. Ta situation n’est pas enviable et je ne la souhaite à personne. Je ne sais même pas comment tu fais. Tu sais, quand je pense à toi, j’ose encore croire que c’est pas fini, que je vais te revoir sur le plancher et qu’on va pouvoir continuer à offrir aux patients le meilleur de nous-mêmes. Avec tout ce qui se passe dans le réseau, moi aussi j’ai juste le goût de m’en aller. Mais détrompe-toi. C’est pas dans mes habitudes de me laisser faire. Ce que je voudrais en ce moment, c’est qu’on conteste la situation actuelle. Oui, toi, moi et les collègues. Annie, c’est pour ça que je t’écris.
Les coupures, on s’y attendait tous. Ni les syndicats, ni les patrons, ni les médias n’ignoraient que le Québec allait être ébranlé par une vague de changement. Couillard avait donné le ton dès son arrivée au pouvoir. Tu te rappelles? Tout ça alors qu’on se remettait à peine des coupures du PQ. Anyway, tu la connais la game: t’arrives au travail, il manque du personnel qu’on ne remplace pas, il faut s’adapter à un nouveau quotidien tout en gardant la même efficacité. Comme plusieurs de nos collègues, j’angoisse à l’idée d’aller travailler. Et quand je suis en congé, je me surprends à m’inquiéter pour mes collègues. On dit tous qu’en finissant notre shift, on décroche de la job. Mais tu sais comme moi que c’est de la frime.
Chaque soir, on prend connaissance des nouvelles coupes. 200 postes à Laval, 80 postes d’infirmières et d’infirmières auxiliaires au Haut-Richelieu, 16 millions au Jewish… Au travail, tout le monde en parle. Le mot budget cut est rendu un running gag, surtout lors des tournées médicales. On en rit, on s’en désole, le ton monte par moments. Et tout recommence le lendemain. Ce qu’il y a de nouveau et d’étonnant, c’est le fait que nous osions critiquer nos mauvaises conditions. On dirait que nous n’avons jamais été aussi libres que sous la menace des coupures. Écoute Annie, l’ambiance de travail a vraiment changé. On sent naître une nouvelle solidarité. Imagine-toi donc, on bitche la job ensemble. L’autre jour, j’ai surpris un médecin, un préposé et une infirmière en train de discuter de l’intensification du travail, de la dégradation des soins et du non-sens des coupures. C’était paradoxal et beau à la fois. Je remarque aussi que, dans nos temps libres, on essaie de prendre des nouvelles de collègues en burn out, ou de ceux qui se sont fait bumper. Plus que jamais, on essaie de prendre soin de notre monde.
Et pendant ce temps, nos petits gestionnaires se mènent une guerre sans merci. Avec la loi 10 beaucoup perdront leur poste. La règle est claire: se fermer la gueule. La pression est forte. Ils n’ont pas droit à l’erreur. Seuls les zélés restent. Comme celle de notre étage en sarrau blanc qui insiste pour qu’on aille aux réunions d’équipes. Pour quoi faire? Même elle n’y croit plus. Quant aux syndicats, on en apprend plus sur eux à la télé qu’au travail. Ils dénoncent l’austérité comme si c’était nouveau. Pourtant, ils n’ont jamais arrêté de participer à des réorganisations et à des processus d’optimisation qui visent la même affaire: nous faire encore plus travailler. Ces temps-ci, ils arrêtent pas de nous rappeler l’importance d’aller dans la rue; moi; je leur dis de venir faire un tour sur le plancher.
La dernière fois qu’on s’est vus, tu me disais que le seul moyen pour renverser la situation actuelle serait de faire la grève. Comme les infirmières en 99. Mais rapidement, tu as changé d’idée en te remémorant ce qu’en disaient les plus anciennes, du coût de cette grève. Tu m’as rappelé que tu faisais pas confiance aux travailleurs, ni aux syndicats d’ailleurs, et que t’en avais fini avec cet idéalisme de gauche. «Après tout, faut être réalistes». Ta réflexion, je crois que plusieurs de nos collègues la partagent. Mais, cette fois-ci, Annie, j’ai le goût de te contredire. Pour moi c’est clair: il va falloir se battre. De toute façon, ce que nous vivons sur le plancher, c’est pire que les amendes qu’ils nous imposeront en cas de contestation. Mais surtout, avec le nombre de travailleurs furieux à l’hôpital, je peine à croire qu’on sera pas capables de s’organiser. Oui, de s’organiser entre nous, et d’oser pour une fois dire non.Pour ça, il faudra bien prendre le risque de se rencontrer, de discuter, d’agir. Autrement, on va finir par en crever.
Je suis conscient des difficultés qu’implique mon appel. Mais tu sais comme moi qu’ils vont continuer tant et aussi longtemps qu’on ne se résoudra pas à s’occuper nous-mêmes de nos affaires. Tu me trouveras peut-être naïf en lisant ces lignes. Mais l’échec probable d’une telle lutte n’en fait pas disparaître la nécessité. De toute façon, nous sommes ce qu’il y a de plus explosif dans le système de santé. Il suffit maintenant de se doter de moyens efficaces pour exprimer notre colère. Faut que je retourne travailler. Y’a une cloche qui sonne. C’est pas des paroles en l’air Annie. J’aimerais ça qu’on en reparle le plus vite possible.
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