Publié le 2 septembre 2014 | par Comité STAT

L’audace d’être (fou)

par François Hubin, infirmier

Selon Michel Foucault, la folie contiendrait une vérité originaire, celle de l’être humain mis à nu. Cette clairvoyance est loin d’être partagée dans notre société d’aujourd’hui, où la personne atteinte de troubles en santé mentale est trop souvent stigmatisée, contrainte et écartée.

En tant qu’infirmier, mon rapport à l’autre est, j’imagine, différent de celui de mes contemporains. Mais même au sein de nos institutions « hospitalières », le rapport entretenu par mes collègues avec les individus atteints de ces troubles m’a souvent choqué.

Si un groupe de professionnels devait donner l’exemple de l’attitude à adopter face à un individu en état de souffrance psychique, n’est-ce pas les travailleurs des institutions de la santé?

Pour certains des usagers de notre système de santé, cette souffrance personnelle est à l’origine de tous leurs tourments. Elle vient de facteurs héréditaires, d’inéquations socio-culturelles, ou même d’un trajet de vie qui les a projetés souvent violemment dans la rue ou dans un chemin si tortueux qu’ils ne parviennent plus à retrouver la route d’une intégration sociale indispensable au développement d’un sentiment d’appartenance.

Et, de fait, notre société le leur rend bien, par leur stigmatisation, et la peur que leur témoignent même les soignants des hôpitaux, dont ils sont régulièrement dépendants. Ayant travaillé de nombreuses années avec des personnes atteintes par des troubles de santé mentale, ces craintes et ces stigmates m’apparaissent aujourd’hui de plus en plus marquants. Peut-être qu’à son contact la différence nous apprend l’acceptation et à l’inverse la méfiance entraîne la condamnation.

La pauvreté, la folie et la différence ont-elles leur place dans une société qui promeut la jeunesse, la réussite financière et la stabilité émotivo-affective ? Pourtant ces premières dimensions existent au sein de nos sociétés, mais elles ne sont pas conformes, elles se dégagent de la norme, elles sont marginalisées. Inclure ces éléments est à mon sens essentiel à la bonne santé mentale de notre société dans son ensemble, alors que nier et cacher leur existence a trop souvent amené l’humanité vers les pages les plus sombres de son histoire.

Lucien Bonnafé, psychiatre, déclarait en 1945 : « Le comportement d’une société envers ses déviants est un des meilleurs témoignages de son degré de civilisation. »

Intrinsèquement, le malade nous fait peur, car il existe en chacun de nous une part de folie que nous avons sagement enfouie, ou maladroitement cachée. Une ancienne souffrance ou le besoin de rendre la pareille quand on a déjà reçu de l’aide sont souvent à l’origine de nos vocations. Les plus effrayés d’entre nous face à la souffrance de l’autre sont-ils eux-mêmes effrayés de leur propre individualité ?

Individualité qui les définit dans l’écart qu’ils entretiennent vis-à-vis d’une norme établie, or le précarisé, le marginal et le malade mental se définissent dans cet écart que ne veut accepter notre société et ses services de santé.

Le malade doit donc constamment s’adapter à la structure qui le prend en charge, au lieu que celle-ci s’adapte à son état et à sa différence. Avant même d’avoir rencontré notre patient, nous l’avons déjà catalogué de par la lecture de son dossier et l’étiquette d’un diagnostic qui lui a été attribué jadis.

Ainsi un individu dont l’état mental est confus, qui n’est capable ni de jugement, ni d’autocritique, emporté par son imaginaire et un délire le différenciant totalement d’une pensée articulée et structurée, se retrouve régulièrement confronté à l’univers froid, pragmatique et scientifiquement normatif des urgences de nos hôpitaux généraux. Comme si un poisson insouciant nageant au beau milieu d’un lagon couvert de corail bariolé se retrouvait soudainement dans une piscine remplie de chlore.

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La souffrance psychique, ou maladie mentale, comme on l’appelait autrefois, est, en effet, source d’exclusion, et cela même au sein de nos hôpitaux. Le patient psychiatrisé est souvent catégorisé : « il est psy », cette remarque, si souvent répétée, sert trop souvent d’alibi, le patient étant réduit à un état ne le représentant que partiellement. On oriente ainsi un patient vers le secteur de la prise en charge psychiatrique avant même d’avoir pris en compte sa douleur, l’information indispensable à réduire son anxiété, et on le confronte à une attente déshumanisée, parfois même brutale, dans l’isolement et quelquefois même la contention. Cette dernière pourrait souvent être évitée par la formation du personnel à des méthodes reconnues, mais qui, faute d’argent, n’est pas donnée de façon systématique au personnel responsable de la prise en charge de ces usagers. Ces mêmes employés qui souffriront de cette confrontation, ayant l’intime conviction qu’ils auraient pu l’éviter et s’épargner à eux-mêmes et à leurs patients des moments inacceptables. En outre des méthodes comme les thérapies comportementalo-cognitive, de pleine conscience, ou motivationnelle, plus onéreuses, sont souvent reléguées au budget à venir. Car, requérant de former les soignants pour permettre à nos usagers de rentrer en contact avec ces personnes dans de bonnes conditions, temporelles et géographiques, ces méthodes sont malheureusement trop souvent réservées à une clientèle stable, c’est-à-dire en observance de son traitement.

Traitement passant avant tout par une consommation médicamenteuse encouragée par le lobby pharmaceu­tique, en laissant de côté des méthodes thérapeutiques qui ne peuvent rivaliser d’efficacité avec des molécules qui sont délivrées à nos patients telle l’Ostie rédemptrice qui était distribuée lors de la communion du dimanche.

Une meilleure qualité de vie, associée à l’entretien de leur pharmacodépendance, n’est-elle pas la garantie d’un bien-être qui assurera la durabilité de la stabilisation de l’état de nos usagers ?

Nous, personnes soignantes, ne pouvons éthiquement rester les témoins silencieux de cet état de fait, qui affecte les patients sous notre responsabilité, eux qui nous accordent leur confiance et s’en remettent à nous pour déterminer leur état de santé. En entretenant l’alliance thérapeutique, nous assurons la pérennité de la loyauté des patients envers les institutions qui les soignent. Il est de notre responsabilité de défendre le droit à la différence et à l’originalité, et de combattre la norme qui contraint, la peur de la différence qui enferme.

Les sceptiques déclareront sans doute que cela a évolué, que grâce aux sacro-saints neuroleptiques nos malades sont aujourd’hui capables de vivre au sein de la cité. Mais à quel prix ? Combien de ceux-ci pour retrouver leurs anges, qui accompagnaient les démons que le médicament leur enlève, se réfugient-ils dans la consommation de substances les rapprochant d’un paradis artificiel ?

Comment leur reprocher de faire confiance aux revendeurs de drogues, lorsque le message de celui-ci est parfois si proche de celui de nos services : « prends ça et fais-moi confiance tu verras tu iras mieux. » Avec une alliance et un lien thérapeutique souvent plus humanisé et souvent moins accusateur.

Si un groupe de professionnels devait donner l’exemple de l’attitude à adopter face à un individu en état de souffrance psychique, n’est-ce pas les travailleurs des institutions de la santé?

Est-il possible de réinventer nos approches afin de redéfinir la perception dans nos sociétés de la maladie mentale sans pour autant nous enfermer dans le Tout santé-mentale ?

Car il existe un risque à vouloir voir la folie partout, la pourchasser comme un ennemi dangereux, effrayant et inavouable. La Santé mentale pénètre l’école, la famille, l’entreprise, la justice, et risque bientôt de ressembler à un fourre-tout. À terme, cette définition ne risque-t-elle pas d’amener à faire ressembler nos institutions à de véritables polices de la pensée? Sous prétexte de sécurité, faut-il bannir toute expression de colère? Pour promouvoir et garantir la paix sociale, faut-il diagnostiquer toute tristesse, toute labilité émotionnelle, tout désordre affectif?

Dans de nombreuses sociétés humaines la maladie mentale est considérée comme un contact avec un principe supérieur. Ainsi certains ont tant apporté à notre collectivité humaine, qui Vincent Van Gogh, qui John Nash, les exemples de personnes atteintes de troubles qui ont réussi, malgré leur folie, à s’accomplir sont légions. Difficile à savoir si c’est leur différence propre ou les apprentissages inhérents à leur lutte face à la maladie qui leur a permis de se réaliser. C’est dans cette perspective que la maladie mentale et l’expression de celle-ci ne doit pas être seulement contenue, mais également promue et reconnue comme essentielle, voire même indispensable pour l’humanité.

À mon sens, il faut l’accepter au lieu de la tolérer, la comprendre au lieu de s’en défier, la considérer comme un atout de l’être humain, une sorte de chance pour combattre l’uniformité qui enferme nos vies dans un schéma suranné et pessimiste.

Lucien Bonnafé, psychiatre, déclarait en 1945 : « Le comportement d’une société envers ses déviants est un des meilleurs témoignages de son degré de civilisation. »

Soixante-dix années plus tard, le défi auquel nous sommes confrontés aujourd’hui, en tant que soignant, médecin, psychoéducateur, est de prêter main-forte à nos patients, et, au-delà, de leur permettre de se dégager de leurs souffrances, de sortir du rôle d’exclus dans lequel notre société les cantonne. Les encourager à nous transmettre les connaissances qu’ils ont acquises par l’exercice même de leurs différences, et nous avons tant à apprendre d’eux !

 

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