Publié le 2 septembre 2014 | par Comité STAT

Travail en détresse

par Andrei Mihalescu, infirmier

Chaque fois qu’on se retrouve devant des nouvelles restructurations dans le système de santé, une des ressources les plus importantes de celui-ci semble systématiquement ignorée : la proximité des travailleurs avec les patients. Cela n’est pas surprenant considérant que d’un point de vue administratif, le système de santé se veut un véritable moteur économique. Pourtant, l’individualisation du travail a créé une situation où ceux qui se retrouvent dans les tranchées ne peuvent pas communiquer leurs besoins d’une manière efficace ni à leurs gérants ni à leurs collègues. Il est alors impossible d’avoir un véritable réajustement dynamique du travail. Cela ne changera pas aussi longtemps que les changements apportés au système seront basés sur des statistiques et non sur un véritable dialogue entre les travailleurs.

Le rapport entre le soignant et le patient

L’élément essentiel qui définit le travail de soignant est sans aucun doute sa proximité avec les malades. Ici, il faut envisager le mot proximité au sens large, dans sa composante affective et morale. De par la nature du travail, nous entrons dans l’intimité des gens. Et ce n’est facile ni pour eux, ni pour nous. Ce sont des individus avec des caractères qui leur sont propres, des caractères qui peuvent être incompatibles avec l’approche standardisée que les cadres imposent. Pour créer un lien de confiance avec les patients, notre approche doit être adaptée à leurs particularités. Autrement la qualité des soins se détériore vite. Il est essentiel à notre travail d’être près d’eux, mais en veillant à ne pas les embarrasser. Comment arriver à cette qualité de soins quand c’est le temps qui manque, partout et toujours ?

 Entre temps, les patients passent d’innombrables heures seuls dans leurs chambres, seuls à contempler le vide de leur existence de malade, délaissés en attente d’un quelque chose qui n’arrivera pas.

Le rôle du soignant se trouve toujours dans l’opposition entre productivité et empathie alors que le temps, ce grand absent, brise toute tentative d’accompagner les patients à travers une période difficile. Partager la souffrance de quelqu’un ne se mesure pas. Malgré son omniprésence, l’aspect affectif de notre travail est souvent invisible. C’est comme l’amour qu’une mère donne à son enfant. C’est très exigeant et si négligé en même temps. La vision du système de santé axée sur la productivité fait abstraction de cette composante essentielle du métier, occultant l’ampleur réelle du travail du soignant en minimisant l’importance de son dévouement. Il faut le dire, il est souvent dans l’intérêt des dirigeants de rendre ce travail invisible.

La souffrance du soignant

Cet écart entre le travail prescrit et le travail réel, entre le travail sur papier et la réalité, est une source constante de stress et de frustration. Que ce soit par manque de temps ou à cause de la façon dont le travail est organisé, nous avons l’impression de ne pas avoir pu mener à terme nos interventions. C’est ainsi que nombre de travailleurs se déresponsabilisent de leur besogne tellement ils sont incapables d’avoir la moindre emprise sur celle-ci. Combien d’entre nous avons vécu des situations décourageantes où nous devons courir d’une chambre à l’autre en disant : « Désolé, je n’ai pas le temps ! » pour retourner chez soi hantés par des pensées comme « J’aurais dû faire ci ! » ou « J’ai oublié ça ! » Cette réalité est aggravée par l’individualisation des tâches et cause une déficience communicationnelle dans un milieu où les soignants sont déjà vulnérables de par la nature même de leur travail. Par exemple, fraîchement sorties de l’école, les nouvelles infirmières se retrouvent au beau milieu d’une équipe dont elles connaissent peu le fonctionnement. Sans connaître le travail des infirmières auxiliaires ou des préposés, elles ont la responsabilité d’organiser leurs tâches. Des conflits sont alors inévitables.

On observe ces conflits à cause de la difficulté, voire de l’impossibilité des travailleurs à remettre en question la façon dont la tâche s’accomplit. L’absence de communication entre les travailleurs, c’est aussi avoir à appliquer des protocoles à la tonne sans les personnaliser ni même les comprendre. Cette problématique devient particulièrement évidente lors des orientations du nouveau personnel. Il peut s’avérer très stressant pour une nouvelle infirmière d’expérimenter ses connaissances apprises à l’école sur le plancher où règne une atmosphère chaotique, de faire correspondre ses valeurs personnelles avec celles de l’établissement. Sans possibilité de dialogue et par peur de recevoir une mauvaise cote, la nouvelle employée doit faire preuve de force et de courage pour traverser cette période difficile. Ce n’est qu’un des nombreux exemples qui démontrent toute la souffrance que peut engendrer la différence entre le travail prescrit et le travail réel.

Et les gestionnaires

Le manque de dialogue avec les gestionnaires est devenu un problème si profond que n’importe quel souci peut se transformer en drame aussitôt qu’on ose l’évoquer. Ils justifient à coup d’émotions culpabilisantes leurs décisions. Leur parler des conditions de travail peut s’avérer des fois plus difficile qu’entretenir un dialogue avec un patient souffrant d’Alzheimer. Soit ils justifient la situation avec une rhétorique mortifère comme quoi les conditions économiques sont ce qu’elles sont, donc la pénurie du personnel et la population vieillissante expliquent tout, soit ils trouvent une manière de changer de sujet. Ou, pire encore, ils tournent en dérision la critique et s’esclaffent de rire. Cela n’est pas un symptôme d’une dysfonction neurologique engendré par le fait d’avoir un poste de cadre. Non, ce n’est que l’écart infranchissable entre les deux réalités qui se matérialise en paroles, la vie sur le plancher face aux gérants d’estrade. Nous savons que lors de la préparation des budgets, les gestionnaires considèrent pour évaluer les coûts le nombre de jours d’hospitalisation moyen, les infections nosocomiales, les risques de complication, etc. Cette perspective pour un simple travailleur semble fausse : avec une telle vue à vol d’oiseau sur le travail, on traite la détresse humaine sous sa forme dégradée, sous forme de statistiques. Ils catégorisent les patients selon un nombre d_52A0528éfini de possibilités, perdant ainsi de vue la globalité. Cette globalité, seuls nous sur le plancher, en discussion avec les autres, serions capables de la capter. On peut s’imaginer que s’ils appliquaient le même raisonnement à la langue française, ils essaieraient d’obtenir une grammaire sans exception. Aussi longtemps que les cadres se serviront des rapports financiers comme indice primaire de la qualité des soins, il leur sera impossible d’avoir une réflexion digne de ce nom sur les conditions du travail et leur apport au système de santé.

Division du travail et responsabilité

Considérant qu’il est impossible pour un cadre d’être au courant de la situation des patients (et c’est une évidence) et donc d’avoir une vision générale du travail en santé, cette responsabilité retombe sur les travailleurs. Considérant qu’avec l’augmentation des tâches administratives due à la nouvelle gestion publique, les cadres sont de moins en moins sur le plancher, il est utopique de croire qu’ils peuvent avoir une vision globale de ce qui se passe en bas chez les travailleurs. Or, ce sont ces mêmes gestionnaires qui administrent les ressources et le personnel. Ce sont ces deux facteurs qui ont le plus d’impact sur la qualité des soins. De plus, la division du travail entre exécutants et décideurs cause une autre séparation presque aussi dommageable, celle entre tous ces professionnels qui se succèdent sans se parler, les médecins et les infirmières bien sûr, mais aussi les inhalo, les T.S. et autres nutritionnistes, sans oublier les essentiels concierges, cuisiniers, etc. Tous ces gens qui travaillent en vase clos et se parlent plus souvent qu’autrement par papiers interposés tendent à se décharger de leurs responsabilités envers le patient. Pourquoi ? Parce qu’ils n’arrivent plus à coordonner leur force dans le meilleur intérêt des patients. Le travail est si accéléré et si fragmenté que le contact avec chaque patient est purement éphémère et que plus personne ne se sent responsable de la souffrance qu’engendre une telle chaîne de production. La vue d’ensemble sur notre travail se perd et la santé ne se résume qu’à l’accomplissement de quelques soins ou à l’administration de médicaments. Entre temps, les patients passent d’innombrables heures seuls dans leurs chambres, seuls à contempler le vide de leur existence de malade, délaissés en attente d’un quelque chose qui n’arrivera pas. Nos rapports avec les patients sont réduits à leur plus simple expression, c’est-à-dire à une plaisanterie par-ci et un sourire par-là. La superficialité de ce rapport nous fait souffrir, mais que voulez-vous, à la vitesse où ça va, on doit maintenir notre concentration et passer au prochain appel.

Reprendre le contrôle

Aborder notre travail sous l’angle de la totalité exige d’admettre que le changement ne viendra pas tout seul et qu’il passe par autre chose que la continuation du travail tel qu’il est, par quelque chose qui le dépasse. Je parle de politique. Pas la politique des politiciens, comprenons-nous bien, mais la nôtre, celle qui n’existe que négativement comme un potentiel enfoui en nous-mêmes et refoulé systématiquement. Je vous propose de réaliser ce que les gestionnaires ne pourront jamais faire : à la fois être les simples travailleurs et les penseurs d’un monde nouveau.

Si le but du système de santé est d’assurer le bien-être de la société en général, alors la conséquence logique est que la condition des patients n’est pas le seul indicateur valable pour l’évaluer. Ces personnes auprès de qui nous œuvrons dépendent de nous. C’est notre travail de les accompagner à travers les moments difficiles en faisant preuve de patience et de solidarité. Or, quand nous manquons de temps, par exemple quand nous fuyons du regard un patient en détresse, nous refusons de faire preuve d’empathie. On expose ainsi les malades à une violence supplémentaire d’un tout autre ordre, comme une sorte de pathologie sociale qui nous sépare et nous mutile par-delà les blessures visibles. Il ne s’agit pas d’avoir honte de fuir la souffrance, de réaliser que nous la banalisons. Aborder notre travail sous l’angle de la totalité exige d’admettre que le changement ne viendra pas tout seul et qu’il passe par autre chose que la continuation du travail tel qu’il est, par quelque chose qui le dépasse. Je parle de politique. Pas la politique des politiciens, comprenons-nous bien, mais la nôtre, celle qui n’existe que négativement comme un potentiel enfoui en nous-mêmes et refoulé systématiquement. Je vous propose de réaliser ce que les gestionnaires ne pourront jamais faire : à la fois être les simples travailleurs et les penseurs d’un monde nouveau.

 

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