Publié le 10 avril 2013 | par Comité STAT
Le calcul de la souffrance
Ce texte se veut une réponse à une lettre d’opinion publiée dans le Devoir le 19 mars 2013, dans laquelle Ron Rayside et Alexandre Bourdeau, respectivement président et directeur du Regroupement des établissements de santé et de services sociaux de la région de Montréal, se portent à la défense des projets d’optimisation en cours dans le réseau de la santé.
Messieurs Rayside et Bourdeau,
Et à tous les chantres de la rationalisation, cadres, gestionnaires, firmes privées, ou ministres qui martèlent que tout ira pour le mieux avec un langage aussi froid qu’un cadavre,
Pardonnez le délai qui existe entre la parution de votre billet et ce texte, délai attribuable à la difficulté même de penser et d’écrire alors que se succèdent les nuits de travail.
Des données sur le mal-être des salariés de la santé ou sur les effets néfastes des réorganisations à saveur japonaise, il en existe des tonnes. Mais ces chiffres, je n’en userai point, car sous cette guerre de crédibilité, avec ses innombrables analyses comparées, études et statistiques, se dissimule un affrontement d’un genre bien différent, celui de deux langages, mais surtout de deux rapports au monde. Ce qui me frappe dans votre billet, c’est l’averse de termes économico-bureaucratiques sous laquelle vous noyez ma réalité, mes cris et ce rapport ébréché que j’entretiens avec les patients. La positivité triomphante de ce texte fait contraste au vécu quotidien des travailleurs et travailleuses de la santé, nul ne peut l’ignorer.
La manière dont vous parlez du travail des intervenants et des services (standardisés) aux usagers est si abstraite : vos mots ne sentent ni la sueur, ni l’angoisse, ni la mort. Pourtant, c’est là mon quotidien lexical. Mais j’ai bien remarqué que le travail dans l’hôpital est divisé de telle façon que ceux qui ordonnent l’ensemble ne sont jamais en contact avec la souffrance brute des malades. Ils en sont protégés, bien à l’abri dans leurs bureaux, par le travail des équipes soignantes et périsoignantes. Le désir humain de souffrir le moins possible s’inscrit au sein de notre système hiérarchique, chaque promotion éloigne du malade étendu là sur une civière. Même si le patient est, assure-t-on, au centre de la gestion, il reste que, moins on en sait sur sa douleur, mieux on s’en porte.
À chacun son métier, rétorquerez-vous: il faut des gens pour soigner et d’autres pour gérer, cela va de soi. Or, je vous invite à aborder de nouveau cette division du travail et ce qu’elle suppose, parce qu’elle n’a rien de banale. Les mots que j’utilise, ceux de l’expérience sensible, sont jugés en opposition avec l’objectivité sur laquelle on prétend faire reposer l’organisation rationnelle du monde. La science et la technique devenues idéologies, dont s’inspire la gestion, procurent l’impression d’un contrôle sur le chaos. Tout rentrera tôt ou tard dans l’ordre si on applique la règle appropriée. Cette conviction, je l’envie, car elle permet de sublimer la peur. Dans mon métier le chaos ne se jugule pas. Même la science la mieux appliquée n’y peut rien. Le doute, l’imprévisible, l’imparfait, les grands bouleversements, on doit faire avec. Or, ce qui rend possible cette marche aux côtés de la mort sans fuite aucune n’est jamais pris en compte par l’organisation du travail. La résistance morale et la compassion comptent pour des aptitudes individuelles que doivent posséder les employés, envers et contre tout, alors que supporter seul la misère rend aigri. La prise en charge humaine de la souffrance- la nôtre et celle des patients- n’est possible que lorsque le travail des uns s’appuie sur celui des autres, lorsque la subjectivité humaine, l’expérience particulière, ont une place légitime. Sans dialogue avec mes collègues, le plus souvent en dehors des heures qui nous sont payées, il me serait impossible de soigner. Entre leurs mains se construit et s’entretient une médecine vivante, pleine de rage, d’humour, de tendresse et de lucidité. Il ne leur manque que la conscience de leur pouvoir, de leur centralité dans le processus de guérison dirais-je, pour changer les règles du jeu. Loin de moi l’idée de refuser l’objectivité, mais celle à laquelle vous vous soumettez, celle de l’argent, est si métaphysique. Je cherche à montrer comment, dans la prise de décision, la subjectivité humaine ne peut ni ne doit jamais être systématisée.
« On ne peut appeler scientifique un tel système qu’en partant du principe que les hommes ne sont pas des hommes, et en faisant jouer à la science le rôle rabaissé d’instrument de contrainte. » Simone Weils, La Rationalisation, 1937.
Je souligne encore une fois ce que présuppose d’aliénant cette division verticale du travail, pour nous, les travailleurs et travailleuses dépouillés de pouvoir, surtout lorsque vous arrivez avec vos projets de réorganisation. Encore la semaine dernière, au CSSS de Bordeaux-Cartierville-St-Laurent, le directeur général est venu expliquer aux salariés que le déficit allait engendrer la suppression de 70 postes. Mais on optimise, ne vous inquiétez pas. Dans un contexte aussi morose, le discours lumineux du progrès révèle toute sa violence, tout ce qu’il contient de souffrance humaine refoulée.
Mais revenons à la lettre. Essentiellement, vous défendez le droit des citoyens à recevoir une quantité de soins. Les droits des travailleurs et travailleuses, eux, passent sous le radar. Comme si les uns étaient antagonistes aux autres. Dès que nous, soignants et soignantes, osons contester, nos intérêts et ceux des patients sont dès lors placés dans des camps ennemis. Il faut encore une fois ignorer l’essentiel de notre travail pour en dresser un portrait aussi caricatural. Imaginer les patients en train de calculer combien de leur argent nous cherchons à leur arracher en impôts, ce n’est considérer qu’une seule dimension du rapport que nous entretenons avec eux, probablement la moins belle, soit celle de nos positions respectives sur le marché. Cette dimension existe, certes, mais la vérité est que notre bien-être et celui des patients, même si nos revendications diffèrent parfois, sont inextricablement liés par-delà les contradictions imposées par l’économie. Ces rapports sont si vite placés sous le sceau de l’intimité, et si vite soudés par le ravage de la maladie qu’il n’y a pas de place entre nous pour une guerre larvée.
C’est là l’expression de ce que je vis avec les patients. S’ils sont en désaccord avec ma lutte, j’espère entendre leurs voix, et je les respecterai. La santé ne repose ni sur mon sacrifice, ni sur le leur, mais sur un dialogue entre nous pour la santé de tous et toutes. Ne tentez pas, je vous en prie, de parler pour eux. L’instrumentalisation de leurs droits supposément inaliénables par des gestionnaires qui coupent et qui coupent dans les services depuis des années et prétendent du même souffle que les choses vont pour le mieux, vous savez à quoi ça me fait penser? À des politiciens en campagne électorale qui, pour redorer leur image, n’ont jamais de remords à prendre dans leurs bras un enfant qui traîne sur leur chemin.
Enfin, je vous invite à repenser votre utilisation du masculin générique pour parler d’un milieu majoritairement composé de femmes.
Ariane Bouchard, infirmière