Publié le 2 septembre 2014 | par Comité STAT

La grosse machine

par Geneviève Mc Cready, infirmière

Je suis morte. Encore une fois. Avec le temps, ils ont réussi à m’acculer au bord du ravin. Il ne me restait plus qu’un choix : me jeter à la rivière. J’ai tenté de garder la tête hors de l’eau. Eux me regardaient d’en haut. Sans rien faire. Cette image me revient sans cesse à l’esprit…

Je n’arrivais pas à remplir la commande, celle d’exécuter mon travail sans mot dire. Sans maudire. Je devais être le mouton qui suit le troupeau. Ne pas réfléchir ni penser. Surtout, ne pas trop penser. Je prostituais mon cerveau pour la cause de la grosse machine. Celle qui étrangle nos aspirations et notre parole, avant même qu’elles n’aient la chance d’exister. Car une fois exprimées, elles risqueraient de contaminer l’esprit de nos collègues. Et ça, la grosse machine ne peut pas le permettre.

Chaque jour, la grosse machine s’efforce de produire des exécutants, de rendre acceptable ce que nous qualifions jadis d’inacceptable. Je vois s’opérer la transformation devant mes yeux. Je vois mes collègues agir et parler à l’encontre de leurs propres croyances et je me mets à douter de moi-même. Les soldats de la grosse machine nous font avaler leur discours à coups de « Nous n’avons pas le choix », « Les temps ont changé, nous devons nous ajuster » et puis « Le ministère nous demande cela, alors il faut le faire ». Si eux n’ont pas le choix, qui est libre de choisir ?

Avec le temps, j’ai beaucoup appris. J’ai appris à étouffer mes idées avant même qu’elles n’existent. La grosse machine m’a forcé à ne plus penser de mon propre chef. Si je voulais exprimer mon opinion, je devais citer d’autres personnes, considérées comme crédibles aux yeux des soldats de la grosse machine. Ils faisaient tout pour me discréditer, pour tourner mes propos en dérision. J’ai appris que je ne valais pas grand-chose.

J’ai appris à avoir peur. Peur de ceux qui font marcher la grosse machine. Peur qu’ils réussissent à me transformer en automate. Peur qu’ils ne parviennent à susciter en moi la haine de mes collègues. Peur qu’ils n’entraînent mon autodestruction. C’est comme ça qu’elle s’impose, la grosse machine. J’ai appris à faire semblant, à survivre.

Au lieu d’être l’épanouissement qu’il est censé être, mon travail est devenu contrainte et souffrance. Ne voyant plus que les chaînes qui me font souffrir, j’ai appris à détester la grosse machine et ses soldats. Le rôle des soldats envers nous, c’est de nous garder tranquilles et dociles, de nous contenir pour éviter que nous n’ébranlions la grosse machine. Ils n’ont de loyauté que pour celle-ci.
Je me rappelle ces fois où mes supérieurs ont fait la sourde oreille par rapport à ce que je leur rapportais. C’était leur responsabilité d’agir. Mais ils ont choisi d’ignorer, moi et la situation qui venait avec. Il fallait qu’ils évitent les conflits. À tout prix.

J’étais comme une paysanne de l’époque féodale : rien ne m’appartenait. La grosse machine est trop gourmande. Elle bouffe tout. Elle a volé mes fiertés et violé ma dignité. Puis elle les vomit pour les étaler au monde, comme pour me dire : « Je te possède. Tu n’es rien. »

Cette violence m’était devenue évidente, mais ce n’était pas nécessairement le cas pour mes collègues, d’où la nature insidieuse de la grosse machine. Elle aime diviser et pour cela, elle crée l’illusion. Elle crée une harmonie artificielle dans laquelle tous doivent croire, être heureux, s’aimer et s’entendre. Elle ne veut pas de débats. Lorsque je m’opposais au discours dominant, on ridiculisait mes propos. La grosse machine construit des structures en apparence démocratiques mais où notre parole ne trouve aucun écho réel. On organisait des rencontres « pour discuter » mais dont le véritable objectif n’était que de nous donner l’impression d’être écoutés, car rien ne changeait. La grosse machine commande à ses soldats de construire un labyrinthe dans lequel nous nous perdons pour éviter que nous nous tenions les mains. Même les lieux physiques du travail sont organisés de sorte que l’on est maintenant privés des conversations entre nous. Je ne voyais pas la main qui m’étranglait jusqu’à ce qu’elle m’étrangle vraiment…

Moi je n’en veux pas de faux paradis. Je n’en veux pas de grand vaisseau doré. J’ai soif de liberté, celle-là même que la grosse machine s’est efforcée de m’arracher. La grosse machine a façonné mon parcours et qui je suis aujourd’hui, mais je ne lui dois rien. Je préfère mourir noyée dans la rivière. Encore une fois. Parce qu’en me tuant encore, la grosse machine fait naître autre chose. Une cohérence puissante avec moi-même. Celle qui me permet d’apprécier l’image que me renvoie le miroir. Et aussi la force de pouvoir dire, au moins à moi-même, que je refuse de contribuer à cette machine qui nous détruit.

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