Publié le 2 septembre 2014 | par Comité STAT

À conscience tirée

Éditorial par Ariane Bouchard, infirmière

Je travaille dans un hôpital depuis quelques années. Rien ne m’avait véritablement préparée au travail, à ce qu’il prend, bouleverse, illumine ou tord à l’intérieur, ni à l’importance des relations vécues avec les collègues.

Nous sommes tenus sous tension par les contradictions agitées en nous par le travail, un travail que j’adore et qui me fait à la fois constamment souffrir et enrager. La passion, le sérieux et la créativité dont font preuve mes collègues jour après jour, c’est ce qui me permet de croire à autre chose, autant à une façon de soigner différente qu’au monde que j’aurais envie de construire. Mon expérience, comme celle des autres membres du Comité STAT, est liée à l’intimité du travail entretenue avec nos collègues. L’intimité de la rage, des rires, de l’épuisement aussi. La politique que nous imaginons concerne ceux et celles qui le pensent au quotidien ce travail.

Évidemment je passerai pour idéaliste, parce que rien ne semble plus impossible de nos jours que de s’opposer à la marche du monde. La réorganisation arrive. Elle arrivera encore. Les coupures défoncent nos planchers comme des obus. Nous ne savons même plus à qui dire non. Derrière le chef, les ministres et derrière eux le monstre sans tête de l’économie. Nous répétons que nous aurons beau nous battre, les changements seront imposés. On n’arrête pas le progrès de passer sur nos corps.

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La conscience amère de notre impuissance s’est muée en un cynisme qui nous désamorce d’avance. L’espoir s’est enfui. Dans nos rares contestations, nous choisissons la ruse du moindre mal plutôt que d’oser le refus radical. Le mal apparaît inévitable et nous l’avons accepté comme tel.

Comment pouvons-nous encore résister ?

J’écris avec pesanteur, avec tout le sérieux, les doutes et la tristesse inséparables de cette obsédante question. J’écris en étant consciente de ma propre fragilité et de celle des gens avec qui je travaille chaque jour, de cette tension entre l’épuisement qui nous ravage et l’énergie nécessaire pour fracasser nos conditions.

La nuit parfois je rêve que je suis dévorée par l’optimisation, que je disparais entre les dents d’un sourire triomphal. Mon cri est étouffé par cette bouche qui se referme et qui ne se rouvre que pour parler d’un avenir radieux tandis que mon cadavre s’y dissout. Ma pensée affolée ne trouve pas d’issue : plus je souffre plus je ressens l’inacceptable. Je ne peux ni baisser les bras ni me taire, parce que je ne peux supporter la douleur ambiante, parce que j’enrage à l’idée que ma santé soit le prix prémédité et socialement raisonnable de l’équilibre budgétaire. Et là-dessous persiste encore une aspiration profonde : j’ai envie, furieusement, simplement, de le faire ce travail, toute une vie, de le penser et de le porter avec mes collègues, sans qu’il menace de nous briser.

Beauté et mutilations

Nous sommes contraints de travailler ensemble. Les échanges constants entre nous pourtant sont plus nuancés et plus vastes que la liste de tâches qui nous réunit. Des heures, des mois, des années à se connaître, à se croiser ponctuellement pour s’emparer du prochain quart, à se respecter et se détester, à mobiliser nos intelligences par-delà les imprévus, à se voir sombrer et à se supporter.

Ce sont les collègues qui m’ont appris à travailler, à soigner plus précisément, et qui me l’enseignent encore. Ça se passe beaucoup par ces discussions en dehors des quarts de travail où on revient sur les moments durs, souvent avec humour. Ces échanges sont indispensables pour se souvenir de notre humanité, pour faire survivre l’ouverture à la souffrance de l’autre dans les situations qui nous dépassent. Les relations de solidarité et de convivialité ainsi créées sont à la fois le résultat et la subversion de l’obligation de travailler côte à côte. Malgré la hiérarchie, la compétition, la surveillance et les luttes corporatistes, nous construisons inévitablement des rapports qui dépassent le cadre strict du travail et des règles.

Parmi les collègues, j’ai également fait l’expérience du pire : violence destructrice, hypocrisie. Plaintes et dénonciations livrent leur guerre d’usure dans le bureau du boss, au profit d’une minorité qui arrive bel et bien à améliorer son sort par de telles manoeuvres. Toute tentative pour arriver à des discussions ou à des changements collectifs est court-circuitée. La peur du chaos initial qu’engendrerait entre nous une véritable parole, ce fracas de gueules acérées enfin libres, c’est elle, principalement, qui justifie la place que nous accordons à l’autorité.

J’ai été confrontée à mon propre désir de vengeance et, pire, à cette difficulté à intervenir lorsque la violence ordinaire frappait sous mes yeux, laide et répétitive. Je suis complice des cicatrices. Parfois je n’arrive plus à penser à comment nous pourrons en sortir. La rationalisation nous laisse de plus en plus haletantes, incapables de s’offrir entre nous le support nécessaire. Sur mes épaules s’alourdit la certitude que rien ne sera plus comme avant. Pourtant je me rappelle de ce dont nous sommes capables, des défis relevés ensemble. L’équipe en qui j’avais tant confiance hier n’a pas changé (à part bien sûr qu’on l’a amputée d’une infirmière). Les transformations imposées à nos milieux détruisent si vite une dynamique mûrie des années durant.

«(…) ce fut entre deux clignements d’yeux qu’il s’aperçut que le brancard était poussé maintenant par deux infirmières en uniforme, une grande et une petite, et il pensa qu’un brancard n’est sans doute jamais mû par un couple assorti, que tous les brancards du monde doivent apparemment être poussés non par deux corps symétriques, mais plus exactement par deux désirs accordés d’être présents et de voir ce qui va se passer.» (William Faulkner., Si je t’oublie, Jérusalem.)

Souvent, j’ai peur et je me sens épuisée, mais je sais qu’il n’y a pas d’autre issue, que si j’ai à lutter contre mes conditions de travail, ce sera avec celles et avec ceux qui les partagent. Ça n’a rien d’évident. Je pense à la solitude et à la tristesse qu’on ressent lorsqu’on se retrouve seul ou avec une poignée de collègues au front, là où les encouragements ne procurent ni protection, ni force concrète. Je ne suis pas une nouvelle porte-parole, ni une aspirante à la politique professionnelle. Je suis là, ici, parmi vous et prête à me battre. La solidarité dans un milieu de travail, si elle survient, n’a pas le loisir d’être fausse. Elle se nourrit de ce que nous sommes dans notre entièreté, sur le plancher et après. Les alliés dans le travail comme dans la contestation ne sont pas les experts de la politique séparés de nous, mais plutôt ceux et celles qui sont là lorsque la charge de travail explose ou qu’on a envie de hurler.

Ils n’écoutent pas, ils ne savent pas, c’est nous qui savons comment faire.

Lorsque nous sommes au travail, nous souffrons de mille petites blessures quotidiennes; la hiérarchie, le manque de reconnaissance, la honte de n’avoir pas répondu aux exigences de notre conscience, les murs budgétaires, les tâches répétitives. Mais cette humiliation quotidienne a sa rançon : elle nous permet de nous séparer complètement du travail, de rentrer chez nous sans plus se soucier de ce qui s’y passe, de laisser les budgets et les décisions, la responsabilité donc, à d’autres. Nous déposons sur un palier de la hiérarchie notre tête trop lourde et fermons les yeux.

Je me hais d’avoir ce besoin de quitter le travail, de taire le fracas des contradictions dans ma tête. Parfois les collègues qui me suivent vont souffrir, et, quant aux patients, je m’empêche de penser à la vie qu’ils reprendront une fois sortis de l’unité. C’est le système qui cause tout ça, qui abat mes collègues comme des cartes et ne redonne aucune santé. Le système. Sauf que je travaille en son sein. Et la seule façon de ne pas me sentir responsable de toute cette souffrance est de me dire que mon travail, ce n’est pas vraiment moi, que mes mains ne s’agitent que pour un salaire. Croire que ma véritable existence est ailleurs, croire même en ma liberté. Oublier en cultivant ma vie privée que les racines en seront rongées par le travail, ses horaires, l’anxiété, la fatigue, les conflits.

Déchirure. Me fragmenter ainsi sous la tension, c’est renoncer en même temps aux forces, à l’intelligence, à l’humanité qui baignent mon milieu et qui chaque fois me convainquent qu’il est possible de vivre un travail différent. Je suis responsable de ce que mes mains frôlent, palpent, saisissent, exécutent. Et je veux, radicalement, en être responsable. Je souhaite lutter contre les conditions imposées à mon travail et qui me forcent à m’en détacher dans la honte. Je désire penser les objectifs de mon travail pour les humains d’abord et qu’à travers lui explose toute notre créativité refoulée.

Les réunions d’équipe carburent à nos contradictions. Elles sont bien plus que le lieu de défoulement contrôlé qu’on tend à y reconnaître. Elles sont devenues un outil privilégié de gestion, le lieu où avec notre aide s’articulent les changements continuels à l’organisation du travail. Ironiquement, nous allons aux réunions d’équipe comme nous n’allons plus aux assemblées générales. Oui, le travail nous mobilise encore. Nous participons. Les questions posées là, sur la table, font appel spécifiquement à ce savoir précieux accumulé sur le plancher et à nos réflexions sur l’organisation du travail. Nous avons envie, besoin, de discuter de tout ça. Une brèche de reconnaissance s’ouvre. Nous avons les connaissances et les idées nécessaires pour transformer le travail. Or, nous le faisons rarement nous-mêmes. Et au sortir de ces réunions d’équipe, une fois le savoir déposé entre les mains d’une autorité qui participe très peu à notre quotidien et qui reçoit les ordres d’ailleurs, sans surprise, les choses changent si peu, ou pas à notre avantage. Qu’est-ce qu’on attend pour se parler du travail entre nous ?

Dossier antérieur introuvable

Je n’ai pas assez de mes doigts pour compter toutes les travailleuses et tous les travailleurs qui ont défilé à mes côtés sur la même unité en quelques années. Par les mêmes portes, les collègues et les patients entrent et sortent à toute vitesse. À peine entamées se dissolvent les relations dont je commençais à percevoir la profondeur possible. Et il faut déjà recommencer à enseigner aux prochains. Quelques années seulement et une poignée de personnes à peine sur mon unité partagent la mémoire de mes débuts et de tout ce qui a changé depuis. Certaines valeurs que je croyais porter, comme le travail d’équipe, ne sont rien à côté de ce dont les plus anciennes font le récit. Je suis incapable de retracer les pensées, les luttes, les personnes qui ont construit nos méthodes de travail. Mon esprit critique se trouve amputé devant ce présent trou noir. Dans ce contexte, il est si facile pour la gestion de transformer l’organisation du travail.

On nous a fait avaler cette idéologie du changement perpétuel. Toute stabilité est devenue un odieux confort. Le paradigme aujourd’hui : miser sur soi, se découvrir en collectionnant les expériences, frôler le plancher de son milieu de travail comme une simple étape avant les merveilles, toujours partir, quitter, oublier. Cette valse a beaucoup à voir avec le sentiment de ne plus pouvoir changer les choses. En l’absence de volonté collective de contester les conditions et parce que la cadence épuise, il faut bien sauver sa peau.

L’idée même qu’ailleurs je trouverai des collègues qui deviendront tout aussi importants pour moi me glace. Comme si finalement tout le monde était interchangeable, standardisé. Or dans mon milieu, dans ce journal, toute la beauté du travail repose dans ce que chacun et chacune y implique de soi, dans les changements qui se produisent en nous et chez les autres à force d’efforts et de soutien, dans cette certitude que si ce n’était pas nous qui étions là à ce moment précis, le travail, malgré ses protocoles et ses standards, ne serait aucunement le même.

Voilà beaucoup de mots déjà pour une personne qui parle peu. C’est un moment du dialogue figé dans ce journal dont la suite se passe ailleurs. Ce texte est un nouveau pas vers vous, mes collègues, une invitation à se parler et à penser ensemble le refus de ce qui nous détruit.

 

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