Publié le 6 octobre 2011 | par Comité STAT

Réorganisation de la souffrance

Écrit par David Simard
Aide alimentaire

« On n’arrête pas le progrès » est un adage qui résume bien la vie moderne. Si le progrès est une marche vers l’avant pour le salut de l’humanité, alors l’idée selon laquelle il est obligatoire lui porte violence. Ainsi figurée, le progrès est une sorte de bulldozer qui écrase tout sur son passage. Le véritable progrès exige qu’on puisse l’arrêter en tout ou en partie; il faut avoir le contrôle sur lui et non l’inverse.

Le problème exposé dans ce texte se résume ainsi : dans notre société irrationnelle qui accumule les contradictions, un changement positif  entraîne presque toujours avec lui une régression. C’est ce qu’on appelle le ca­ractère double du progrès; un aspect négatif, enrobé de beaux discours publicitaires, s’agrippe ferme au versant positif du changement. Un exemple bien connu de cela est l’installation d’une machine capable d’exécuter le travail de 100 employés : s’ensuivent des mises à pied massives sur-le-champ. Un exemple encore plus percutant est la bombe atomique. Imaginez une découverte qui révèle tout à la fois la puissance de l’esprit humain… et le potentiel d’autodestruction de l’espèce.

Nous partirons donc de ce constat : le progrès a plusieurs visages et il peut se contredire lui-même. C’est pourquoi il faut rester vigilants face à ce mot. Au boulot, nous, travailleurs, faisons face à cette notion. Elle porte le nom de réorganisation. Il s’agit de changer nos manières de faire, que ce soit les horaires, les équipes, les postes, les responsabilités, les tâches et les équipements. Or, ce n’est pas facile pour nous. Ça demande beaucoup d’efforts et souvent, les changements sont contre-productifs, quand ils ne sont pas carrément stupides. Mais les boss nous répètent que ceux qui y résistent nuisent à l’amélioration des services et n’ont aucune capacité d’adaptation. Le comble, c’est qu’on nous conjure de participer à ce processus en y allant de nos recommandations alors que tout est décidé par les gestionnaires. Voilà une belle manière de nous fermer la gueule. Insidieusement, le message est marche ou crève !

L’enjeu de ce texte, c’est de comprendre que les supposés progrès servent essentiellement à faire des économies et que, dans une société de classes, ils renforcent notre asservissement. De surcroit, les avancées du système se font au prix d’une dégradation continuelle de la qualité des soins. Je propose de faire un brin de théorie pour ensuite aborder la question des réorganisations plus concrètement, à partir de mon expérience personnelle en cuisine. Je ne trouve pas inutile de vous dire à quel point je respecte mes collègues qui, 5 jours par semaine, s’acharnent à maintenir les services et ce, au détriment de leur propre santé. La contradiction ignoble d’un système de santé qui détruit systématiquement celle de ses membres, je la prends très au sérieux.

Pourquoi les réorganisations

Le monde du travail est en perpétuelle transformation. Dans tous les secteurs d’activité, il y a des réorganisations. Peu de gens réalisent à quel point nous sommes tous plongés dans cette réalité-là. Idem pour le privé. Autrefois, un modèle de production se perpétuait des décennies durant et ce, sans modification substantielle. Les progrès techniques ont peu à peu changé la donne en supprimant certains types d’emploi, bien souvent au détriment de la qualité des produits et des services offerts. Pour faire bref, le système capitaliste exerce une pression qui oblige les institutions et les entreprises à ajuster leurs processus de production très rapidement. Elles doivent rester compétitives, c’est-à-dire réduire les coûts, utiliser de nouvelles machines et produire plus vite, sans quoi c’est la faillite ou la mise en tutelle qui les attendent. Ces bouleversements continuels de la société ébranlent l’ensemble de nos rapports et engendrent un sentiment d’insécurité, stress en sus.

Depuis les années 90, la gestion des services sociaux est calquée sur la grande entreprise. On appelle cette politique économique la Nouvelle gestion publique. L’objectif est, dit-on, de pallier les problèmes de l’État-providence — jugé trop lourd, improductif et dispen­dieux — en introduisant les principes de marché en son sein pour contourner les problématiques de la bureaucratie. En d’autres termes, il s’agit de mettre en concurrence tous les aspects du public avec le privé jusqu’à ce qu’ils trouvent un certain équilibre, quitte à privatiser une partie des services assumés par l’État. S’enclenche un processus de dérèglementation pour favoriser la sous-traitance. Les gestionnaires, dans ce contexte, ont la tâche ingrate d’équilibrer des budgets déjà largement insuffisants et risquent même l’autoliquidation de leur poste. Ils ferment donc les buanderies, coupent dans le gras en signant des contrats avec les agences sans se préoccuper des conséquences sur le long terme d’une telle politique. Le bénéficiaire, lui, devient un simple client et l’État en vient à mesurer la qualité des institutions au nombre d’opérations exécutées, de patients ou d’unités. Il fournit un montant forfaitaire prédéterminé jusqu’à ce que l’ensemble de ses services, une fois leur financement automatisé de la sorte, soit assujetti à une vulgaire mécanique comptable. Au Québec, les CSSS sont les fleurons de cette politique néolibérale.

Au bas de l’échelle, nous, les travailleurs qui exécutons les tâches les plus essentielles, sommes sollicités à chaque transformation pour les mettre en application et ainsi permettre ces fameuses économies d’échelle. Globalement, suivant la logique du modèle Lean Healthcare, il faut réduire le gaspillage, produire plus vite, travailler en équipe, surveiller la qualité, prévenir les erreurs, éviter les temps morts, faire preuve d’initiative en cas de problèmes, etc. Bref, être parfait en toutes circons­tances, avec le sourire s’il vous plaît! Le système Lean est inspiré du système de production Toyota. Il est reconnu pour ses effets néfastes sur les conditions de vie et de santé au travail, et s’avère pire que toutes les autres formes d’organisation semblables selon une étude européenne des plus sérieuses1. Le ministre Bolduc, qui veut implanter à grande vitesse ce modèle dans le réseau, déclarait dernièrement que, malgré les « […] 10 et 15 % de pénurie, quel que soit le secteur, la main-d’œuvre qui est là est capable de compenser. C’est un réseau où les gens sont des gens de cœur. » Sous le couvert de l’innovation et de l’amélioration des services, donc, les réorganisations visent en fait à combler le manque de financement du système de santé en augmentant la charge de travail sur les effectifs déjà en place. Travailler comme des fous, c’est « avoir du cœur » pour Bolduc. Le système de santé ressemble de plus en plus à une chaîne de montage sur laquelle défile nos aînés que nous avons abandonnés.

Les gestionnaires mettent alors en oeuvre des réorga­nisations pour respecter les budgets de moins en moins adéquats qui leur sont alloués. Vous comprendrez de facto que les orientations gouvernementales sont res­ponsables en amont de nos conditions de travail : les boss ne sont que les courroies de transmission de décisions prises au sommet de l’appareil — et même au top, au gouvernement, les interventions sont imposées par la logique du capitalisme (inflation, augmentation des dépenses, politique économique de droite, baisse de la valeur du travail, etc.). Qu’on se le dise : la pression que le système exerce sur les institutions retombe toujours sur nous tôt ou tard. Les multiples réorganisations ne sont que la forme minuscule et concrète que prend à retardement dans nos milieux de travail chaque crise économique.

Comment mettre en oeuvre une réorganisation ?

Avant d’entamer une réorganisation, les boss ont tout intérêt à préparer le terrain en secret, car une telle opération provoque beaucoup de remous. Personne n’est encore conscient de ce qui se trame lorsque les premières manœuvres ont lieu. Les boss s’exercent en rencontrant les employés un à un : on les écoute et leur pose quelques questions en apparence banales. Quelques fois, ce travail est confié à des firmes privées ayant le mandat de préparer un plan d’action, des fois ce sont les gestionnaires déjà en place qui s’en occupent. Dans tous les cas, ces rencontres derrière des portes closes donnent l’impression aux travailleurs d’être écoutés. Mais foutaise ! les boss sont simplement à la recherche d’informations qui finiront par se retourner contre leurs subalternes. Du fait que les patrons ne font pas la vaisselle, ils ont besoin qu’on leur explique dans le détail notre ouvrage s’ils veulent entreprendre des changements. Plus leur niveau de connaissance des processus de production est grand, mieux ils sont outillés pour opérer des modifications et plus ils peuvent imposer leur rythme sur le plancher. Mais ces rencontres dans les bureaux ont un autre objectif, inavoué cette fois : nous connaître personnellement, pour en fin de compte mieux nous manipuler. Vient le jour où les différentes personnes et gangs — ainsi que leurs chicanes respectives — n’ont plus de secrets pour les boss. Dans tous les milieux, il y a des tensions entre employés basées sur l’âge, la profession, l’orientation politique, le sexe ou l’origine culturelle, des tensions dont les cadres se serviront pour arriver à leur fin.

Une fois la carte des forces en présence dessinée, la guerre peut commencer. Les gestionnaires débutent généralement en durcissant la discipline à coup de nouveaux règlements, tout en prétendant ainsi acquiescer aux demandes légitimes de collègues anonymes. Il s’agit d’une stratégie efficace pour semer la zizanie, car ce qui fait plaisir aux uns déplaît aux autres, mais plaît inéluctablement aux boss qui tirent les ficelles. Casser les gangs où subsistent des traces de solidarité entre travailleurs est la condition gagnante pour neutraliser le potentiel de contestation. Dans ce petit jeu mené par les gestionnaires où les dires des uns sont utilisés contre les autres, le syndicat ne sait plus qui défendre puisque les intérêts de leurs cotisants s’opposent au gré de leurs appartenances et goûts. Le durcissement de la discipline permet aux boss, par exemple, de resserrer l’étau sur les dépenses, de mettre de la pression sur les accidentés au travail, de mieux encadrer la sélection des nouveaux travailleurs pendant leur période de probation. Peu à peu, l’ancienne culture disparaît sans que les employés ne s’en aperçoivent.

C’est de ce climat où s’accentuent les méfiances entre travailleurs, ponctuées de délation et de mépris à peine voilé pour nos collègues, que les boss profiteront pour repérer les trouble-fêtes et les récalcitrants qui s’agitent et gueulent. La résistance au changement vient en général des plus âgés, car ils ont en mémoire une époque où l’on travaillait moins durement. Cela s’explique également par le fait qu’ils sont là pour y rester et que chaque intensification les use davantage, contrairement aux plus jeunes qui s’en foutent. Ces derniers sont en bonne condition physique et aspirent à quitter cet endroit dès que possible. Avec le durcissement de la discipline, il y aura une pluie de défections qui créeront de la chicane et causeront des problèmes de manque de personnel qui accentueront à leur tour la pression sur la liste de rappel, c’est-à-dire sur tout le monde. Maintenant, les boss donnent des avertissements et des sanctions à profusion. Preuve du caractère double du progrès, le départ de collègues appréciés signifie aussi un apaisement des tensions en cuisine, et donc un grand soulagement. Après s’être débarrassés des éléments jugés problématiques, les boss peuvent enfin s’attaquer à l’organisation du travail comme telle. Rendue là, avec l’abondance de nouveaux sur le plancher, l’ancienne culture semble être un vieux rêve presque oublié.

Diviser pour mieux régner

Je disais précédemment que la participation des travailleurs est essentielle à la réussite de la réorganisation. Pour motiver les troupes, les boss n’ont pas à prononcer de discours-fleuves. Non, c’est inutile : l’organisation du travail est à revoir et tout le monde en convient d’emblée. Il s’agit donc pour les boss de faire miroiter le rêve qu’une telle réorganisation puisse alléger notre fardeau, améliorer la qualité des services et rééquilibrer la charge entre les différents postes, le tout en cachant leurs véritables objectifs. Et, en effet, il faut le dire, certaines améliorations réelles auront lieu. Mais quand les gestionnaires annoncent la réforme aux travailleurs, elle est déjà écrite. Ils maintiennent l’illusion d’un progrès imminent pendant l’opération en mettant sur pied un comité où siégeront des employés sélectionnés avec soin par la boss, un membre du syndicat arbitrairement désigné, une tierce personne à la solde de l’administration et la patronne elle-même. Alors ce comité donnera l’impression aux travailleurs qu’ils ont leur mot à dire dans le processus.

Les prétendus représentants des employés ne défendront aucun intérêt propre. Ils seront utilisés pour mettre en branle les changements et recueillir les commentaires de leurs collègues, formant une zone tampon qui absorbe les coups d’en haut pour les redistribuer en bas ensuite. Ceux-là rencontrent les employés, expliquent les réformes, montrent l’exemple et donnent du feedback aux boss. Ils assistent à des réunions lors desquelles sont dévoilés les détails des changements au compte-gouttes. Ils règlent les problèmes à la pièce, font des tests et recommencent le même processus encore et encore; pas le temps de réfléchir, il faut courir pour y arriver. Le syndicat pendant ce temps acquiesce aux exigences des boss sans broncher. Jamais la question de l’intensification du travail n’est considérée pour elle-même. On parle plutôt de sécurité, d’hygiène ou de performance. L’hypocrisie règne dans le comité, mais aussi entre les employés qui jalousent la définition de tâches des autres. Les nouveaux modèles de travail en équipe permettent aux gestionnaires d’avoir un œil partout. Les boss argueront sur toutes les tribunes que le fardeau de tâches demeure le même, alors qu’il est différent et donc difficile d’en juger.

Une tentative de contestation échouée

Au CHSLD Henri-Charbonneau, où je travaille, nous avons subi une réorganisation importante à la cuisine. En 2007, à mes débuts, l’ambiance était bien meilleure et pour cause : l’équipe fonctionnait sans boss. Il régnait un esprit de liberté et de partage, et même une certaine légèreté malgré l’air suffocant typique des cuisines. Tout n’était pas parfait, ça va de soi : des tensions subsistaient relativement aux cliques qui bénéficiaient des privilèges d’un mode d’organisation vieillot. Mais les plus expérimentés avaient le temps d’enseigner aux nouveaux les règles avec rigueur, sachant très bien que cela aurait un impact significatif sur la qualité du travail fourni a posteriori.

Près de 10 collègues ont quitté la cuisine de plein gré ou de force en raison de la mauvaise ambiance qui y régnait. Quand la réorganisation a commencé, beaucoup des nouvelles mesures étaient jugées inutiles ou irritantes et c’est pourquoi une crise éclata. Les employés s’impatientaient, et pas seulement contre la boss. Grâce à mon intervention auprès du syndicat, une réunion a eu lieu. Il était urgent de discuter des problèmes en cuisine pour trouver ensemble les manières d’y remédier. 20 personnes ont assisté à la séance, ce qui est remarquable pour une cuisine qui compte environ 30 employés. Mille critiques ont été émises; l’état d’esprit était au défoulement. Nos trois représentants syndicaux ont joué au bon papa. Essentiellement, ils ont pris des notes et rappelé qu’il est important de prendre des notes, mais sans jamais envisager de moyen de pression. À la fin, nous avons fixé une prochaine rencontre pour faire le suivi.

À la deuxième réunion, seulement la moitié du monde s’est pointé. Le désintérêt était palpable. La boss avait entendu parler de la démarche : elle s’était calmée, le temps que ça passe. La réforme arrivait à son terme et bien des irritants avaient été atténués, sinon carrément supprimés. Sauf que le mal était fait : l’ancienne culture complètement disparue, les amitiés brisées, les récalcitrants partis, la mainmise de la boss sur le plancher était totale. À la deuxième réunion disais-je, le syndicat, beaucoup plus affirmatif en raison de l’absence de la majorité des travailleurs, a défendu la réorganisation intégralement en invoquant, entre autres choses, des motifs de sécurité et le droit de gérance. Notre représentant, un ancien cuisinier de la cuisine, nous a très bien expliqué pourquoi le syndicat n’a aucun pouvoir de contester l’augmentation de la charge de travail. Les boss ont le devoir de tout réorganiser, et cela est même bon pour nous. Faire du mécontentement une affaire politique restait un sujet tabou substitué par les divisions préfa­briquées entre employés. L’inexpérience politique des uns et l’émotivité des autres ont achevé d’assurer le succès des manœuvres rhétoriques du syndicat. Mais ce qui a détruit le potentiel de cette initiative, c’est l’inertie de la majorité des travailleurs suite à la première réunion qui n’avait rien donné.

S’il y a une leçon à tirer de mon expérience, je l’exprimerais ainsi : nous devons impérativement avoir le contrôle de nos prétendus représentants pour faire valoir au mieux nos intérêts. On commence donc par remettre en question la légitimité du comité responsable de la réorganisation, toujours piloté par les gestionnaires. Il ne peut y avoir de réelle participation des travailleurs s’ils ne peuvent se réunir pour délibérer librement. Reconnaître le caractère double du progrès, c’est comprendre comment nos alliés objectifs, que ce soit des syndicalistes ou des collègues de bonne volonté au sein dudit comité, peuvent contribuer sans le savoir à notre misère. Il est si facile d’assimiler les intérêts des boss aux nôtres et d’en venir à penser qu’une réorga­nisation va améliorer nos conditions. Or, personne n’est mieux placé que les travailleurs eux-mêmes pour déterminer collectivement ce qui est un progrès ou non. Le vrai progrès présuppose donc la démocratie, sinon, a contrario, la lutte en sa faveur. Sans elle, le progrès se présente comme un tortionnaire au cœur tendre. Mon erreur la plus sérieuse aura été de ne pas avoir préparé de proposition claire et rassembleuse, une proposition qui aurait assuré l’ascendant des travailleurs et sur laquelle nous aurions pu discuter dès la première rencontre plutôt que de laisser libre cours à une séance de défoulement sans lendemain. L’avenir appartient à ceux qui participeront à de tels mouvements de contestation avec leurs collègues et qui parviendront, ensemble, à donner du sens au mot progrès, un sens universel.

1 Conditions de travail et santé au travail des salariés de l’Union européenne : des situations contrastées selon les formes d’organisation, ANTOINE VALEYRE, Centre d’études de l’emploi, Document N° 73, Novembre 2006

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